Forum Sociológico

1Lors de la fin de la Guerre froide, seuls quatre pays européens disposaient de forces de volontaires (FVA) : l’Irlande, le Luxembourg, Malte et, surtout, le Royaume-Uni. Peu après, la Belgique, les Pays-Bas, la France, l’Espagne, l’Italie et le Portugal ont rapidement mis fin à la conscription. À ce jour, la Bulgarie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Macédoine, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie ont emboîté le pas ou annoncé leur intention de le faire d’ici à 2010. En conséquence, les États qui ont choisi de conserver le projet sont désormais une minorité en diminution. L’Allemagne, pour des raisons à détailler ci-dessous, en fait partie. Les pays scandinaves résistent également à la tendance. Les autres sont de petits pays neutres au cœur du continent, et diverses nations périphériques qui sont soit confrontées à des conflits non résolus, soit se sentent toujours menacées. Un expert suisse a déclaré il y a dix ans qu’il pouvait envisager un avenir dans lequel tous les pays d’Europe – peut–être à l’exception de la Finlande, de la Grèce et (même s’il n’en était pas trop sûr…) de la Suisse, plus la Turquie si elle était incluse dans la zone considérée – iraient tous bénévolement dans les premières décennies du nouveau siècle.

2 Le présent article a pour ambition d’examiner les raisons d’un changement aussi important, les circonstances dans lesquelles il a été mené et ses différents impacts. Bien qu’il soit parfois très difficile de démêler les effets spécifiques du nouveau format organisationnel dominant de l’influence plus large des contextes (stratégiques et sociopolitiques) dans lesquels il a vu le jour, une tentative sérieuse de le faire sera faite.

3Il peut être peu question d’entrer dans les détails du cas de chaque pays. L’utilisation d’un cas moyen n’aurait pas non plus beaucoup de sens. Comme le savent les méthodologistes comparatifs, l’étude des dénominateurs communs est susceptible de donner des résultats peu ou décevants. Au lieu de cela, l’analyse à suivre se fera en fonction du contexte, des raisons et des résultats des logiques à l’œuvre, à partir de la spécification des tendances observées dans les pays à « ancien » ou « nouveau » AVF (notamment mais pas exclusivement la Grande-Bretagne et la France), sur lesquels les données sont dans le domaine public et abondantes. Il appartient au lecteur intéressé par un pays particulier d’évaluer, à la manière webérienne, les causes d’éventuels écarts par rapport au modèle hypothétique présenté ci-dessous.

Pourquoi?

4 Face à l’effet de mouvement décrit en introduction, l’objectif évident de cette étude est d’analyser les raisons du choix des forces entièrement volontaires. En fait, l’AVF peut être considéré comme l’aboutissement ultime et logique d’une tendance majeure remontant aux années 1960 : le déclin, si bien décrit et analysé très tôt par Morris Janowitz, du modèle de mobilisation de masse (Janowitz, 1971; Doorn, 1975; Martin, 1977, 1981; Kelleher, 1978; Burk, 1992). Deux décennies après le début de la guerre froide, il était en effet devenu évident que les armes nucléaires rendaient une guerre chaude majeure peu probable, mais pas impossible, sur le continent européen, la technologie avait de toute façon rendu inutile un grand nombre de troupes sur le champ de bataille et que servir dans l’armée était désormais considéré par les citoyens comme un fardeau – une nuisance pratique pour les étudiants et les jeunes adultes ayant des projets familiaux – plutôt qu’un honneur. Par conséquent, l’impact de la conscription sur les sociétés, qui avait été si fort pendant environ huit décennies et à travers deux guerres mondiales, a commencé à diminuer. Là où il avait des racines historiques peu profondes, comme en Grande-Bretagne, il a été aboli immédiatement (1957-1962). Dans la plupart des autres pays européens, bien que moins dramatique, le changement était néanmoins réel. Les forces de réserve ont commencé à s’éroder régulièrement, bientôt suivies par les besoins au niveau des forces en service actif; la proportion de volontaires enrôlés a commencé à augmenter, et la durée du service obligatoire en uniforme a diminué par étapes au point – à la fin des années soixante–dix et quatre–vingt-ans – où elle était si courte qu’elle semblait inefficace. Les exemptions du devoir de conscrit se généralisèrent et l’évasion légale n’était plus mal vue: avec la diminution des besoins en main-d’œuvre, les établissements de défense ne pouvaient plus assurer un rôle significatif aux grandes cohortes de baby-boomers d’âge militaire. Le charisme de l’État-nation, fondé sur la grandeur et l’honneur national, a définitivement disparu; il a été remplacé par la prospérité économique et le bien-être, l’hédonisme et la permissivité culturelle comme valeurs centrales, ce qui a entraîné un affaiblissement des normes de citoyenneté et du patriotisme. Avec les médias, les systèmes de protection sociale et les longues années d’éducation publique généralisée qui lui fournissent désormais des substituts efficaces, les utilisations « à l’école de la nation » du service de conscrit pour l’intégration sociopolitique sont passées de mode. Les anciennes utilisations sociales ou sociales de la conscription n’étaient plus nécessaires, et le service militaire comme seconde chance éducative pour les abandons scolaires était rendu irréel par sa durée désormais très courte.

  • 1 « Pourquoi moi? »est la question posée lorsque le service est considéré comme un fardeau. Où, en raison de la culture enracinée (…)
  • 2 D’autres facteurs peuvent compenser, voire contredire, cette tendance hypothétique. Tel était le cas, f (…)

5fin, les arguments de la privation relative affaiblissent la légitimité de la conscription chez les jeunes en âge de travailler. La question de savoir qui doit servir alors que tous ne servent pas et que des parts croissantes de cohortes d’âge successives échappent légalement au service, a agi comme un puissant corrosif. Si à la question « pourquoi moi? »1, la réponse n’est plus « parce que servir sous les armes est un devoir de citoyen auquel tous obéissent, sauf pour quelques raisons de santé ou de famille justifiables », les attitudes envers le service – toutes choses égales2 – sont vouées à se détériorer.

6l’après-guerre froide n’a fait que radicaliser ces tendances. D’une part, avec le danger évident et actuel de confrontation entre les coalitions de l’Est et de l’Ouest désormais absentes de la scène, les plans de défense d’invasion ont été mis de côté. La discipline sociale qu’ils impliquaient ne semblait bientôt plus viable. D’autre part, alors que l’action militaire – qui pendant trois décennies avait été si rare pour les forces européennes – est devenue plus abondante, elle devait d’abord (tout au long des années 1990) concerner principalement la sécurité collective: la coercition des déviants internationaux (l’Irak de Saddam Hussein, la Serbie de Slobodan Milosevic), et des dizaines d’efforts de soutien à la paix sur des théâtres d’opérations éloignés. Ce sont des types d’actions militaires pour lesquels les soldats enrôlés ne sont pas adaptés, car a) les recrues sont normalement destinées à la défense du territoire national, b) de telles opérations complexes nécessitent des compétences professionnelles, et c) les pertes de conscrits, aussi rares soient-elles, sont vouées à générer des retombées politiques négatives chez elles chaque fois que les enjeux sont jugés d’importance secondaire par l’opinion publique. Au cours de la décennie actuelle, la réapparition de la guerre, en Afghanistan et en Irak, et la participation de troupes de plusieurs pays européens n’ont fait que confirmer la désuétude fonctionnelle et politique des conscrits.

  • 3 Loteries pour désigner ceux de la minorité qui seront appelés étaient une pratique courante dans le 19ème (…)

7un autre facteur important était le manque d’alternatives crédibles et sans problème aux systèmes de conscription existants. Les loteries à l’ancienne sont rarement jugées adéquates aujourd’hui3: bien qu’elles garantissent l’égalité de traitement ex ante, elles se traduisent toujours par une inégalité ex post. Service militaire sélectif, généralement accompagné d’une compensation sous forme d’avantages immédiats (rémunération) ou différés (exonérations fiscales, emplois réservés dans la fonction publique, etc.) pour ceux qui servent, est beaucoup plus plausible sur le papier. L’inconvénient est que ces systèmes sont complexes, donc opaques et difficiles à lire: pour cette raison, très peu de pays ont choisi de suivre cette voie.

8UNE troisième solution consisterait à maintenir la conscription universelle et à transformer ceux dont les services ne sont pas utilisés par les forces d’active en une garde nationale chargée de sécuriser le territoire national contre diverses menaces. Le problème ici est qu’un tel système est coûteux – il implique qu’une grande partie du corps des officiers est détournée de ses fonctions opérationnelles pour former et superviser les conscrits – et que les menaces qui auraient pu le justifier dans les années 1990 étaient pour la plupart hypothétiques, donc susceptibles de transformer le service de la garde nationale en travail de fabrication. L’émergence du terrorisme au cours de la décennie actuelle n’a guère changé l’équation car les recrues ne peuvent pas y faire face efficacement.

  • 4 L’Allemagne a introduit un tel système en premier lieu parce que l’objection de conscience est une cit allemande (…)
  • 5 C’est une autre raison pour laquelle l’Allemagne s’en tient au projet militaire même si seule une minorité le fait maintenant (…)
  • 6 Certains ont institué des formes volontaires de service civil, qui dans la plupart des cas n’attirent que de minuscules min(…)

9la réponse finale souvent envisagée par les réformateurs potentiels consiste à instituer des formes civiles de service national universel, à l’allemande, afin d’absorber les effectifs excédentaires fournis par les cohortes d’âge qui dépassent de loin les besoins des forces armées. Cela est souvent légitimé en termes de satisfaction des besoins sociaux que le marché (en raison de l’insolvabilité du bénéficiaire) ou les bureaucraties publiques (incapables de financer de tels services aux taux du marché) ne parviennent pas à satisfaire. La raison pour laquelle l’Allemagne maintient la conscription est essentiellement que si elle était abolie, l’objection de conscience serait privée d’une justification valable 4 et cesserait d’acheminer chaque année des centaines de milliers de jeunes hommes vers les formes civiles du service national des jeunes sur lesquelles le système de protection sociale du pays s’appuie largement. Bien que cela puisse sembler une bonne idée, cette solution suscite un certain nombre de critiques. Premièrement, les économistes sont susceptibles de le considérer comme beaucoup moins qu’optimal en termes d’allocation de la main-d’œuvre. Deuxièmement, alors que la conscription militaire et les « obligations civiques normales » sont des exceptions autorisées par la Déclaration européenne des droits de l’Homme de 1950, la conscription civile est comparée par beaucoup à une forme de travail forcé – interdite par l’article 4. La jurisprudence européenne sur ce sujet reste à fixer de manière décisive, et l’incertitude juridique joue un rôle dissuasif. Troisièmement, les syndicats et les associations de bénévoles impliqués dans les départements d’activité qui seraient couverts par le service civil national ou communautaire sont susceptibles de le considérer comme une concurrence déloyale. Enfin et surtout, si la justification est un devoir citoyen, il n’y a guère de raison d’exclure les citoyennes : une telle discrimination se prêterait aujourd’hui à l’accusation de sexisme, susceptible d’être contestée devant les cours5. Mais si l’on inclut les femmes, le service national universel devient une proposition extrêmement coûteuse impliquant des cohortes entières de jeunes de 18 à 20 ans, à loger, nourrir, rémunérer, former et accomplir des tâches significatives Unsurpr Sans surprise, aucun pays européen autre que l’Allemagne n’a osé faire face aux énormes charges organisationnelles impliquées6. En d’autres termes, la conscription civile est beaucoup plus difficile à légitimer que le projet militaire.

10De ce fait, malgré les risques évidents encourus par l’absence d’un filet de sécurité pour le recrutement, le passage à une force entièrement bénévole s’appuyant sur le marché du travail a souvent semblé être une solution beaucoup plus simple

Comment?

  • 7 La situation aux États-Unis (1966-1969) était très similaire.

11dans la plupart des pays, le grand débat public, au Parlement et dans la presse, auquel on aurait pu s’attendre sur un sujet qui affecte les libertés fondamentales et l’équilibre constitutionnel n’a pas eu lieu. Les débats qui ont entouré la possibilité de passer à un AVF n’ont eu lieu qu’entre experts et universitaires. Ce fut le cas en Grande-Bretagne (1957), en Belgique (1992) et en France (1996)7. La seule exception majeure, encore une fois, a été l’Allemagne, où le Parti vert s’agite en faveur d’un FVA, mais où les autres partis sont toujours contre.

12la question est ouvertement ou tacitement sur la table dans les pays où le projet a rencontré des difficultés à s’adapter aux nouvelles circonstances stratégiques et sociopolitiques; la raison derrière un silence aussi intrigant est triple. Un aspect est lié au fait qu’au-delà de son apparente simplicité, la question de la conscription contre la force volontaire – comme le suggèrent les arguments exposés ci–dessus quant aux différentes solutions à l’énigme – est terriblement complexe et technique: beaucoup trop pour que le grand public s’y intéresse durablement. Une partie de cette complexité, au-delà des facteurs socio-politiques, économiques, stratégiques / militaires et juridiques impliqués, est probablement liée au rejet moral non déclaré de la guerre (et des moyens qu’elle implique) qui a été le sous-texte des attitudes populaires en Europe après 1945. Un autre aspect est que le plus souvent, les deux options rivales traversent les lignes qui divisent les partis d’opposition: il y a des partisans de l’une ou l’autre dans les deux camps. La peur de la confusion ou du réalignement politique empêche les grands partis de faire la publicité de leurs différences internes dans les débats publics. Un dernier facteur dans les démocraties fondées sur une vision kantienne plutôt que lockéenne / smithienne de la citoyenneté – c’est–à-dire l’ensemble de l’Europe moins les îles britanniques – est la réticence à abandonner un moyen traditionnel de préserver l’intégration sociopolitique – et à faire face à la réalité que les normes de citoyenneté ont été considérablement affaiblies au cours des dernières décennies. C’était particulièrement le cas en France où le consensus du 20e siècle sur la conscription était imprégné de valeur sacrée comme moyen traditionnel de transcender ce qui (jusqu’à la fin des années 1980) avait été le caractère autrement déconsensuel de la politique française depuis la Révolution. A l’inverse, il y a des pays, comme la Suède, où le consensus sur la conscription (et la conviction qu’elle peut s’adapter à la nouvelle scène externe et interne) est fort, l’idée même d’AVF est anathème, et un débat public majeur privé de toute pertinence.

  • 8 En Amérique, Richard Nixon, alors en campagne pour la nomination de son parti à la présidentielle de 1968 (…)

13où l’indécision silencieuse persiste, le problème est résolu par le geste inattendu d’un politicien au pouvoir de premier rang, ou de celui qui aspire au puissance8. Ce fut le cas en Grande-Bretagne en 1957 lorsque Duncan Sandys, alors ministre de la Défense, a inclus le retour au format traditionnel britannique de tous les volontaires dans un livre blanc sans autre commentaire. En Belgique, le gouvernement a suivi son ministre de la Défense, Léo Delcroix, et a pris les militaires au dépourvu et à se démener pour adapter le nouveau format organisationnel (1992). En France, Jacques Chirac, alors président nouvellement élu, se rend à la télévision en février 1996 pour s’adresser à la nation et annoncer son geste audacieux – sans prévenir son ministre de la Défense qui, le week-end précédent, avait assuré à son collègue allemand que la France maintiendrait la conscription quoi qu’il arrive

  • 9Dans les années précédant l’annonce, des enquêtes d’opinion ont régulièrement montré que quelque 2/3 des répondants (…)

14une autre surprise est que de tels mouvements s’avèrent immédiatement populaires, même dans des pays censés être émotionnellement attachés au projet. En France, les enquêtes d’opinion menées dans les jours qui ont suivi l’annonce de Chirac ont montré que les 2/3 du grand public, et plus de 4/5 des jeunes sur le point d’être appelés, étaient unanimement approuvés. Cela démentait une hypothèse largement partagée dans la classe politique selon laquelle l’opinion publique était dans deux esprits au meilleur9, et finalement n’irait pas de l’avant. La force des normes de citoyenneté a clairement été surestimée.

15les périodes de transition sont généralement plus courtes que celles prévues par les lois instituant l’AVF. Dans quelques rares cas, comme en Belgique ou en Espagne dans les années 1990, cela n’a rien donné car des jeunes sur le point d’être appelés ont refusé de répondre à l’appel dès qu’ils ont appris que des dispositions légales en ce sens étaient traitées par le Parlement. Dans la majorité des cas, la transition est réduite – aux Pays-Bas, elle a été raccourcie de moitié; en France depuis plus d’un an – (a) parce que le recrutement de volontaires, pour commencer, s’avère étonnamment beaucoup plus facile que prévu par les ministères de la Défense, (b) parce que la formation et la supervision des conscrits détournent les officiers de se concentrer sur la vague de l’avenir, mais aussi (c) en raison de la crainte que les attitudes des derniers conscrits ne se détériorent.

16la raison de ces succès initiaux est que de nombreux conscrits qui terminent leur mission légalement mandatée peuvent être persuadés de rester volontaires, avec une bien meilleure rémunération. C’est particulièrement le cas lorsque ou lorsque le chômage des jeunes est élevé. Une autre condition est que les militaires bénéficient d’une image publique favorable et qu’il n’y ait pas de risques de guerre trop élevés: ces deux conditions ont été remplies dans les années 1990 – au moment de la grande vague de basculement vers l’AVF. L’action sur des théâtres éloignés, principalement sur des opérations de soutien à la paix, a ajouté l’attrait de l’aventure au nom de la paix et de l’aide humanitaire, et le mirage de la promotion des droits de l’homme. Pourtant, après quelques années, ces facteurs positifs ont tendance à s’éroder à mesure que le bassin d’anciens conscrits diminue et que les forces du marché du travail commencent à se faire sentir.

Avec Quels effets ? Changements structurels

  • 10 Les niveaux de rémunération des conscrits allaient du salaire minimum à aussi bas que 10% de celui-ci. En revanche, sous le nouvel AV (…)
  • 11 C’était particulièrement le cas dans les années 1990, lorsque les dividendes de la paix étaient à l’ordre du jour. Post (…)

17l’effet le plus spectaculaire du changement réside dans une forte réduction des effectifs des forces armées. Dans les circonstances stratégiques et l’atmosphère politique du début de l’après-guerre froide, les réductions d’effectifs allaient de 25% à 40%. La raison est assez évidente: des exigences de niveau de force plus faibles, en raison de la fin des perspectives hypothétiques de guerre totale sur le continent, ont lancé le processus. De plus, le coût budgétaire par tête de volontaires de base étant nettement plus élevé que ce n’était le cas pour les conscrits 10, pour un budget donné, le plafond des effectifs que les ministères de la défense peuvent se permettre est désormais plus bas11. Enfin, l’absence de filet de sécurité et la faible propension à s’enrôler parmi les jeunes limitent, encore à tester, l’offre de candidats réels. Après un certain temps, les pays qui ont récemment opté pour un AVF commencent à connaître la « loi des pressions à la baisse » qui est devenue familière à la plus ancienne et la plus grande AVF européenne: celle du Royaume-Uni, où l’érosion lente mais continue de la main-d’œuvre est la règle depuis les années 1960. En raison d’une combinaison de contraintes budgétaires et d’une propension décroissante à s’enrôler, les effectifs des forces britanniques ont diminué en petit nombre chaque année depuis 1963, à l’exception des périodes 1980-1984, dans le contexte des menaces soviétiques accrues et de la guerre des Malouines, et 2003-2004, lorsque la deuxième guerre en Irak a commencé. Bien qu’apparemment sans conséquence à court terme, ces baisses régulières s’ajoutent à des effets dramatiques à long terme, obligeant les gouvernements successifs à revoir les besoins en main-d’œuvre à la baisse. La tendance britannique vraiment inquiétante est que même après que les exigences ont été considérablement réduites, comme dans la revue stratégique « Options pour le changement » de 1990, elles s’avèrent toujours difficiles à satisfaire. Le cas français a jusqu’à présent été moins problématique : depuis 2002 (première année sans conscrits résiduels sous les couleurs), les objectifs et les résultats de recrutement ont pour la plupart coïncidé. Pourtant, la même combinaison de pressions budgétaires et de propensions à la baisse à l’enrôlement peut expliquer pourquoi le récent Livre Blanc de la Défense (Commission du Livre Blanc, 2008) a conseillé une diminution des besoins globaux en main-d’œuvre de 17% (Armée de terre 17%, Marine 11%, Armée de l’Air 24%) échelonnée sur les sept prochaines années.

18le deuxième changement structurel réside dans une modification nette de l’équilibre quantitatif entre les trois services. Parce qu’une majorité de conscrits y étaient autrefois concentrés, l’armée est le service le plus touché par le quart de travail. Alors que les marines et les forces aériennes, dans lesquelles les conscrits étaient déjà minoritaires en raison des exigences technologiques plus élevées qui les caractérisent depuis des décennies (et de l’imprudence de confier des équipements coûteux à des conscrits de courte durée), ne voient que très légèrement leur nombre diminuer, leur part de l’effectif militaire total augmente en conséquence.

19la composition de l’effectif total de la défense a également considérablement changé. La part globale des femmes militaires augmente rapidement, les forces aériennes étant généralement à l’avant-garde, les marines à l’arrière-garde et les armées au milieu. La principale cause d’une telle tendance est que, suite à la disparition d’un grand nombre de conscrits exclusivement masculins, le pourcentage de femmes augmentera mécaniquement – même si leur nombre absolu reste stagnant. Mais précisément, dans le contexte de l’après-guerre froide, le nombre de femmes a augmenté de marges substantielles. Représentant moins de 2 % au cours des deux dernières décennies, ils approchent ou dépassent régulièrement 10, voire 15 % de la main-d’œuvre en uniforme. Compte tenu des afflux récents, parfois spectaculaires, de recrutements de femmes (en France, plus de 20 %%; en Grande-Bretagne, près de 15%), leur visibilité et leur importance fonctionnelle promettent d’augmenter encore à moyen terme. Les raisons permissives sont le changement normatif qui, dans les sociétés mères, a favorisé une plus grande égalité entre les sexes dans l’accès à la plupart des spécialités et des postes, et le fait que dans les forces armées contemporaines, la majorité des rôles n’impliquent pas directement le combat, ou nécessitent une vigueur corporelle supérieure à la moyenne. Le principal facteur, cependant, est généralement le manque de candidats masculins de qualité prêts à faire face aux exigences de la vie militaire (responsabilité illimitée pour le service, discipline, longues séparations de la famille, engagement sur des théâtres d’opérations où, aussi statistiquement minime soit-il, le risque pour la vie et les membres, dramatisé par les médias chaque fois qu’il y a des victimes, n’est pas nul). Les femmes, dont on sait que le niveau moyen d’instruction est supérieur à celui des hommes, se substituent commodément aux candidats masculins manquants, ce qui rend le besoin d’augmentation de salaire moins aigu. Le seul inconvénient des recrues féminines est que – bien que l’accès à des postes qui leur étaient jusqu’ici fermés s’élargit – elles sont toujours interdites de certains rôles de combat, donc légèrement moins polyvalentes que les hommes.

20les proportions (mais pas nécessairement en nombre absolu) de personnel civil augmentent également au point que, dans certains pays (par exemple, la Grande-Bretagne), leur effectif total dépasse celui du plus grand service en uniforme. Comme de nombreuses fonctions d’appui, suivant la tendance des partenariats public-privé typique des années 1990, ont été sous-traitées à des entreprises du secteur privé, la visibilité des civils est encore plus grande que ne le permettent les statistiques officielles.

  • 12 Cela a été le cas récemment aux États-Unis : voir, par exemple : TURSE, N. (2006), « U. ?S. i (…)

21où la loi le permet (Grande-Bretagne, France, Espagne et quelques autres), des volontaires étrangers, autrefois concentrés dans des formations étrangères homogènes (Gurkhas, Légion, etc.) d’autres armées nationales ont maintenant tendance à remplir les rangs de nombreuses autres unités ou branches. En Grande-Bretagne, où le recrutement dans le Commonwealth (et en Irlande) est coutumier depuis longtemps, une récente augmentation de la proportion d’étrangers parmi les « autres grades » (à près de 8% au total, mais 20% des nouvelles recrues cette année) a fait craindre que le nombre croissant de troupes étrangères ne dilue l’identité nationale des forces armées, affaiblisse peut–être la loyauté et – si les pays d’origine interdisent à leurs citoyens de combattre les guerres britanniques – paralyse sérieusement les opérations militaires (Hickley et Kisiel, 2008). En Espagne, un grand nombre d’immigrants latino-américains se joignent aux forces sur la promesse de la naturalisation (comme c’est le cas également aux États-Unis), ce qui apaise quelque peu ces craintes. Dans des situations désastreuses, lorsque le pire arrive au pire et qu’une telle diversification ne suffit pas à remplir les rangs, certains pays n’hésitent pas à recruter des détenus condamnés sur promesse de grâce après une tournée de devoir de combat12.

  • 13Cela est bien sûr plus évident dans les anciennes puissances impériales que dans les pays d’Europe centrale.

22De même, les immigrants de deuxième génération ont tendance à rejoindre les rangs des forces européennes de volontaires en plus grand nombre que leurs pères n’y avaient consenti. Ils le font, de manière parallèle à l’expérience afro-américaine aux États-Unis. militaires des années 1950 aux années 1980, afin d’obtenir une reconnaissance subjective et une « citoyenneté de première classe » en servant dans une institution publique exigeante – une institution dans laquelle la fraternité des armes, l’égalité de traitement et la surveillance étroite des médias, des libertés civiles ou des organisations de défense des droits de l’homme garantissent que les discriminations dont ils souffrent encore dans la société seront atténuées et atténuées. La somme totale est que pour les forces armées, l’époque où ils étaient une réserve masculine blanche appartient au passé: en quelques années après le passage à un AVF, ils acquièrent une qualité cosmopolite et « arc-en-ciel »13.

  • 14 Sinon plus difficile en fait, car les employeurs civils sont généralement réticents à permettre aux employés de partir t (…)
  • 15 Il est vrai, cependant, que les énormes réserves autrefois générées par la conscription existaient principalement sur pa (…)

23 Les réserves subissent également une profonde transformation, passant de formations de doublure reproduisant des cartes d’ordre de bataille en service actif à un pool de rôles ou d’unités spécialisés en opérations ou en soutien qu’il serait trop coûteux de maintenir en état actif en permanence. Tous les réservistes sont maintenant des volontaires : ils sont donc aussi difficiles à recruter que les réguliers14, et leur coût par tête a augmenté. En conséquence, les réserves sont également fortement réduites 15 – du moins en ce qui concerne les réservistes opérationnels (ceux susceptibles d’être mobilisés et engagés dans une action militaire). Cependant, les effectifs ont tendance à augmenter à nouveau au fil du temps en raison des réductions successives de la force régulière. Par exemple, la réserve opérationnelle française totalise à peine 1/6e des effectifs de la force régulière, mais devrait dépasser les 40% d’ici à 2015.

24Likewise, la structure des grades des services est profondément modifiée. L’ancienne pyramide est remplacée du jour au lendemain par une structure hiérarchique dans laquelle les soldats et les caporaux ou leurs équivalents ne sont plus nécessairement majoritaires – une tendance qui précédait le passage à un AVF dans les marines et les forces aériennes mais qui tend maintenant à s’appliquer globalement (les soldats de l’armée de terre peuvent, dans certains cas, représenter encore un peu plus de 50%). Cela résulte du fait qu’une grande partie des officiers et des sous-officiers occupent des postes de spécialistes hautement qualifiés qui ne coïncident pas avec les postes de commandement. Cela a également à voir avec l’anticipation de situations d’urgence qui pourraient nécessiter une augmentation soudaine du volume global des troupes. Comme les officiers supérieurs et les sous-officiers expérimentés ne peuvent pas être recrutés et formés du jour au lendemain pour de telles éventualités, un surplus d’entre eux est prudemment conservé sur les listes. Cependant, au fil du temps, à mesure que de plus en plus de postes de spécialistes sont confiés à du personnel civil de la défense ou à des sous-traitants, la proportion, mais non le nombre, de sous-traitance tend à augmenter quelque peu.

25Si l’on ajoute que le roulement des troupes est plus lent chez les volontaires inscrits depuis quelques années que chez les conscrits de courte durée, et que la réduction des effectifs a réduit le nombre de compagnies ou de bataillons à commander, de navires à naviguer ou d’avions à piloter, une conséquence est que le rythme de la promotion a tendance à être plus lent dans les FAV qu’à l’époque de la conscription, à la fois en bas et en haut. Au milieu, parmi les officiers de rang intermédiaire et les sous-officiers, les carrières sont plus souvent orientées vers des fonctions spécialisées. Une autre conséquence est l’augmentation possible de la privation relative chez les sergents ou équivalents, dont les écarts de rémunération avec les soldats ont été réduits (parfois considérablement, en raison de la forte augmentation initiale de la rémunération des recrues), et qui ont tendance à être frustrés par cet aplatissement de la structure de rémunération.

26Avec des volontaires de base qui restent plus longtemps, la structure par âge subit un aplatissement similaire et l’âge moyen passe immédiatement de 24 à 25 ans à un peu plus de 30 ans. Le nombre (et plus nettement la proportion) de militaires mariés et de personnes à charge augmente, générant des coûts de bien-être familial plus élevés, qui représentent désormais une part importante du budget de la défense. Il en sera de même pour les pensions de retraite à une date ultérieure.

  • 16Le manque de pièces de rechange et de fonds d’entretien était particulièrement aigu en Grande-Bretagne et en France earlie (…)

27le changement structurel final affecte l’allocation de ressources rares en période de contraintes budgétaires. Les coûts de personnel plus élevés induisent un compromis avec la fourniture d’équipements majeurs – avec l’entretien et les pièces de rechange comme victimes désignées de ce dilemme craintif16.

Recrutement, réinstallation et rétention

28le changement n’affecte pas le recrutement des militaires par carrière, qui a été professionnalisé (à l’exception de quelques sous-lieutenants ou sergents enrôlés) bien avant. Pour tout AVF, en l’absence du filet de sécurité d’une obligation légale de servir, la clé du succès ou de l’échec réside dans le recrutement d’un nombre suffisant de volontaires de base, en particulier dans les pays où les jeunes sous-officiers ne sont pas recrutés (comme c’est le cas en France) directement dans la vie civile.

  • 17Une autre difficulté provient du déclin démographique affectant des régions ou des segments de la popu (…)
  • 18 Par comparaison, la même proportion est de 1 sur 83 pour les jeunes femmes, dans le cas desquelles le facteur limitant est (…)

29 Étant donné que les besoins en forces sont délibérément faibles, le problème provient de facteurs d’approvisionnement qui échappent souvent au contrôle des autorités militaires. La première est la taille et l’évolution des cohortes de 17 à 24 ans17. Une autre est la proportion de jeunes de cette tranche d’âge qui ont l’intention de poursuivre des études postsecondaires et qui ne sont donc pas disponibles. Cette proportion a augmenté au cours des dernières décennies au point que, dans la plupart des pays européens, elle dépasse 25% et, dans certaines approches, 50% ou plus. Les taux d’inaptitude physique ou de rejet médical des candidats à l’enrôlement sont devenus un problème distinct (ils étaient près de 40% dans les services britanniques à la fin des années 1990), en raison de modes de vie dans lesquels l’exercice physique est moins une valeur dominante qu’auparavant chez les jeunes. Le résultat net est que le bassin de candidats potentiels est sévèrement restreint. Bien que le nombre de jeunes recrues masculines dont les services ont besoin puisse sembler modeste par rapport à la proportion des cohortes de jeunes concernées, une fois que ceux qui poursuivent des études postsecondaires et la proportion du reste qui est déclarée physiquement inadmissible sont déduits de ce total, la part des jeunes hommes admissibles que les services doivent attirer semble beaucoup plus élevée. En Grande-Bretagne, par exemple, quelque 25 000 nouvelles recrues de base, soit 0,5 %, soit 1 jeune homme sur 200 des cohortes de 17 à 24 ans, sont nécessaires chaque année; mais parmi les personnes admissibles et disponibles au service, ce nombre s’élève entièrement à plus de 8 %, soit 1 sur 1218. Il existe donc, en plus du plafond budgétaire aux effectifs pouvant être recrutés, un plafond naturel qui représente en réalité la principale contrainte AVF. Si tel est le cas, la question se pose alors des facteurs et des motivations qui régissent la volonté de servir parmi les personnes éligibles et disponibles pour l’enrôlement.

  • 19 Cependant, les élasticités de recrutement en fonction du chômage des jeunes sont généralement faibles, an(…)

30 Bien que l’utilitarisme économique joue moins un rôle qu’on ne le suppose généralement, les taux de chômage des jeunes influent évidemment sur les décisions de demander l’enrôlement au niveau de la base et de la fiche19. Le contexte politique aussi : on sait que les guerres attirent d’abord plus de recrues, mais si elles pèsent sur l’attractivité des forces armées, elles diminuent. À l’inverse, les missions de soutien à la paix, parce qu’elles sont en harmonie avec les valeurs civiles actuelles, ont tendance à augmenter l’estime de soi de ceux qui y participent et, toutes choses égales par ailleurs, à attirer davantage de personnes vers les services militaires. Le prestige de l’armée fait également partie de l’équation du recrutement – en l’occurrence, du côté positif depuis la fin de la guerre froide.

  • 20 C’était déjà le cas avant le passage à AVF, et n’y est donc pas lié (bien que indirec(…)

31Parmi les facteurs qui peuvent être gérés par les gouvernements et les forces armées, la rémunération, les perspectives de carrière, les conditions de service, la réinstallation après la cessation de service et l’image publique sont les plus importants. Pour les officiers supérieurs et les spécialistes hautement qualifiés20, la rémunération est généralement un problème, mais pas pour les militaires de la base. Ceux-ci peuvent comparer leurs lots avec ceux d’amis civils à des niveaux de compétence correspondants et constater que les indemnités et les primes militaires placent leur rémunération au-dessus du revenu médian de leur segment du marché du travail. En effet, pour être attrayantes, les forces armées doivent tenir compte des charges particulières du service militaire et de la reconnaissance qu’un tel service mérite dans des sociétés où peu de personnes sont disposées à servir. Comme le suggèrent les élasticités qui sont assez faibles lorsqu’elles sont augmentées, mais plus importantes lorsqu’elles diminuent en termes réels, la rémunération joue principalement un rôle dans les motivations d’enrôlement, donc uniquement lorsqu’elle est considérée comme insuffisante – une situation suicidaire pour tout AVF.

32les perspectives de carrière et les conditions de service sont en fait plus importantes. La plupart des AVF privilégient les contrats renouvelables de durée moyenne plutôt que les contrats courts non renouvelables. Leur principale source de faiblesse face aux concurrents sur le marché du travail est qu’ils ne peuvent garantir à chaque recrue un emploi à long terme menant au statut de sous-officier, ce qui signifie qu’une majorité devra quitter les services après quelques années. Pour compenser ce handicap, ils jouent l’aventure, les voyages, la possibilité de rompre avec l’ennui des routines civiles, la solidarité chaleureuse des groupes primaires, un environnement social structuré et protecteur, ou les atouts pour des carrières secondaires (civiles) de formation technique très demandées dans l’industrie. Le problème, c’est que les conditions d’emploi sont souvent en deçà de ces promesses. Selon le cas, l’ennui, le sentiment que les compétences et la bonne volonté sont sous-utilisées, les dures réalités de l’action militaire, les tournées répétées sur des théâtres d’opérations éloignés conduisent souvent à la déception, à l’inadaptation individuelle et à la démoralisation ou à la fatigue pure, qui se traduisent par des niveaux problématiques de séparation prématurée du service – des contrats de service non antérieurs inachevés – allant de 10 à 30% et plus selon les pays et les circonstances.

  • 21Cela a tourmenté les Forces armées britanniques au cours des dernières années à travers des rapports de presse sur la presse r (…)

33c’est pourquoi les perspectives de réinstallation sont la clé du succès. Le soutien pour aider les militaires à trouver un emploi civil convenable après leur départ des forces (par le biais de la formation professionnelle, de l’outplacement ou du counseling) est d’une importance capitale, car les ouï-dire négatifs produisent rapidement des effets de rétroaction néfastes sur le recrutement. Mais il est tout aussi important de les aider à se réajuster aux normes civiles, en particulier lorsque, comme dans l’armée britannique, l’accent est mis sur l’éthique militaire, la cohésion et le paternalisme. Rien ne déprime autant le recrutement que les médias qui rapportent que d’anciens militaires de trente ans, inadaptés à la vie civile parce qu’ils manquent de l’atmosphère familiale protectrice de la vie de service, sont surreprésentés parmi les chômeurs, les sans-abri ou les détenus carcéraux21.

34finalement, l’image projetée par chaque service joue un rôle très important. Si tous les facteurs ci-dessus influaient indistinctement sur la volonté de servir, les recrues des trois services présenteraient des caractéristiques similaires, ou autrement dit, le choix du service serait une question d’indifférence à leur égard. Ce n’est pas le cas, et les services découvrent bientôt qu’ils ont chacun leurs propres marchés, basés sur des différences d’images respectives dans l’esprit des candidats potentiels: virilité, aventure, effort physique et solidarité pour les armées, technologie et voyage pour les marines, technologie et maîtrise de la complexité pour les forces aériennes. C’est pourquoi la publicité pour le recrutement, qui représente une part importante des dépenses budgétaires, est ciblée sur des niches plutôt que sur le marché du travail des jeunes de manière générale. Contrairement aux idées reçues, y compris parmi les recruteurs, l’enrôlement dans les forces armées n’est donc pas un choix par défaut.

35les sorties sont assez similaires d’un pays à l’autre. Les recrues de base proviennent principalement de milieux de la classe moyenne inférieure et de la classe ouvrière. Parmi eux, sont surreprésentés les décrocheurs scolaires qui, outre les avantages en termes d’identité personnelle et de satisfaction de certains souhaits ou pulsions psychologiques, voient dans les services armés une seconde chance. D’où l’importance pour les forces armées d’être (et d’apparaître clairement comme) un moyen de mobilité ascendante pour ces jeunes ainsi que (bien que de manière différente) pour les fils et les filles d’immigrés – plutôt que comme un refuge social, ou un employeur de dernier recours, pour les jeunes ayant besoin de resocialisation.

36 Face à de telles difficultés de recrutement, la rétention est la deuxième clé du succès. Maintenir au minimum l’attrition au premier trimestre et encourager le renouvellement des contrats compense les déficits de recrutement, maintient le taux de roulement bas et économise sur la formation. Il s’agit d’une réponse standard au risque structurel de sous-effectif. Cependant, comme nous le verrons, il présente des inconvénients.

Impact institutionnel

37UNE conséquence peu remarquée du passage à un AVF est une libéralisation des styles de leadership. Une raison générale est une complexité accrue, qui rend dans une large mesure les supérieurs dépendants de la bonne volonté des subordonnés. S’il est vrai qu’une telle tendance se fait également sentir dans les forces armées qui dépendent encore en partie de la conscription, ses répercussions sont beaucoup plus fortes dans les FAV car la performance des supérieurs est désormais évaluée, au moins en partie, sur la base de leur capacité à obtenir des renouvellements de contrat chez leurs subordonnés. Une autre raison est la structure de rang moins pyramidale déjà évoquée et les distances sociales plus courtes entre les sous-officiers et les soldats. Cela est moins évident, cependant, dans les unités d’élite de l’armée où l’écart entre les origines sociales des officiers et les autres grades est plus grand et où l’autorité de commandement est plus fonctionnelle qu’ailleurs.

  • 22 cf. éditions successives des enquêtes Eurobaromètre.
  • 23 Le meilleur exemple en est la réponse de l’armée française à la loi instituant les 35 heures de travail (…)

38UN deuxième impact réside dans le changement culturel qui découle de la présence et de la visibilité accrues des femmes et des minorités militaires. Cependant, beaucoup plus fondamentale est l’exacerbation dans AVF des tensions culturelles, naturelles pour les institutions militaires, entre les identités basées sur les exigences d’efficacité opérationnelle et celles induites par la nécessité d’une intégration significative dans les sociétés mères. D’une part, les identités martiales sont durcies par une composition sociale moins représentative qu’elle ne l’était sous le projet, par l’élevage culturel induit par un AVF, le retour à une stratégie d’action après la guerre froide, des tempos opérationnels élevés, de longues séparations de la famille, ainsi que par l’externalisation des fonctions de soutien et la concentration du personnel en uniforme sur les activités militaires de base. Le rétablissement, à partir du début des années 1990, d’un prestige élevé après une éclipse de trois décennies – les enquêtes placent désormais régulièrement l’armée parmi les institutions publiques les plus respectées dans la plupart des pays européens, quels que soient les formats organisationnels 22 – encourage le durcissement des facettes de l’identité militaire qui valent aux militaires une considération sociétale accrue. D’autre part, le fait que tout dans AVF a un prix – en contraste frappant avec l’ancien temps de la conscription, où la main–d’œuvre de base était abondante et bon marché – encourage le recours à des techniques de gestion que rien ne différencie de celles utilisées ailleurs. La conséquence est que l’occupationalisme – l’attitude qui soutient que le service est un travail comme un autre – est maintenant un risque plus élevé dans certains milieux qu’auparavant. Les philosophies du marché et la croyance idéologique selon laquelle les partenariats public-privé sont plus efficaces – si typiques de l’après-guerre froide jusqu’à récemment – ont rendu plus difficile pour l’armée de maintenir son éthique fonctionnelle. De plus, malgré le retour de la guerre de faible intensité (Afghanistan) parmi leurs missions, la conquête du cœur et de l’esprit des populations locales sur des théâtres lointains implique des compétences civiles et des valeurs universelles; de même, l’interaction accrue avec les employés civils, le désir des familles de militaires de mener une vie « normale » et l’intégration culturelle étroite des cadres militaires dans les sociétés mères tendent à indiquer l’inverse. La remilitarisation et la civilianisation simultanées des attitudes et de l’éthique aboutissent à ce que certains observateurs aigus ont appelé la « schizophrénie militaire »23.

Impact sociopolitique

39 À la lumière de ces tendances, deux préoccupations apparaissent au premier plan. L’un, exprimé par les civils, est d’éviter un personnel militaire composé des défavorisés de la base et des privilégiés du corps des officiers, tous deux culturellement (et non des moindres, idéologiquement) éloignés de la société dominante. L’autre, souvent entendu dans les milieux militaires, est d’empêcher l’indifférence de la société à l’égard des forces armées.

  • 24 Les formats de tous les bénévoles et le conservatisme idéologique ne semblent liés que lorsque les carrières sont longues ou prolongées (…)

40la préoccupation civile est aujourd’hui sans fondement. D’une part, les « stabilisateurs automatiques » fonctionnent au niveau de la base et des fichiers: la complexité empêche les militaires de se contenter de recruter uniquement parmi les personnes peu qualifiées, défavorisées ou motivées idéologiquement. Si elle le faisait, son image publique deviendrait biaisée et ne parviendrait pas à attirer les jeunes du grand public, exacerbant ainsi ses problèmes de recrutement. Au cours des trois dernières décennies ou plus, les agents ont été assez représentatifs socialement et se sont intégrés de manière significative dans la société en termes de modes de vie familiaux, et rien ne montre que cela est sur le point de changer à moins que les paramètres ne soient fondamentalement modifiés. Pour un autre, les AVF sont beaucoup plus étroitement dépendantes de la société pour le soutien matériel et moral qu’elles ne l’étaient à l’époque d’un travail conscrit abondant, bon marché et légalement garanti. Cependant, le risque existe d’une détérioration de la situation existante. La conjonction de besoins de main-d’œuvre encore plus faibles et d’un chômage élevé des jeunes perturberait très certainement les stabilisateurs automatiques évoqués, et permettrait un éloignement social et culturel / idéologique (ainsi qu’une perte d’efficacité fonctionnelle par une diminution de la qualité moyenne de la main-d’œuvre!). La préférence des militaires pour le maintien en poste au moyen de contrats longs et renouvelables accentuerait cette tendance négative24. L’élitisation des corps d’officiers entraînée par de faibles effectifs allongerait les distances sociales avec les autres grades et ramènerait des styles de leadership autoritaires – en contradiction avec les tendances sociétales plus larges. La vigilance est donc de mise.

  • 25 Les cas habituels concernent le bizutage des nouvelles recrues, la discrimination raciale ou le harcèlement sexuel.

41la préoccupation militaire est plus grave. Des niveaux de forces plus faibles et de nombreuses missions sur des théâtres éloignés se traduisent par des forces beaucoup moins visibles chez nous. N’étant plus aux yeux du public, ils risquent d’être oubliés, malgré le prestige accru qu’ils ont acquis au cours des deux dernières décennies – avec de graves conséquences sur le recrutement, ou en matière de débats budgétaires. Des efforts constants de relations publiques sont donc nécessaires, en particulier au niveau local. Il est essentiel d’éviter la mauvaise presse, en raison des scandales25 ou des statistiques sur d’anciens militaires maintenant sans abri ou en prison. Un bon moyen d’obtenir une image publique favorable est de cultiver la perception de l’établissement de la défense comme une voie de mobilité ascendante.

  • 26Une autre étude américaine plus récente a montré que près des 2/3 de U. ?S. les officiers sont enregistrés Republ (…)

42 La dimension politique suit à peu près le même schéma, bien qu’il soit discutable que cet état de fait découle entièrement du nouveau format organisationnel: il est antérieur au changement parmi les cadres, et il existe des contre-exemples en dehors de l’Europe – notamment aux États–Unis. Mais il est clair qu’au lieu d’un « professionnalisme radical », les formats du volontariat dans les pays européens ont accentué des orientations « pragmatiques », c’est-à–dire un conservatisme non idéologique fondé sur la défense des institutions existantes quelles que soient les options politiques de ceux qui sont en fonction au niveau national. Cela se reflète, encore une fois contrairement aux États-Unis 26, dans l’absence de partisanerie ouverte parmi le personnel militaire: alors que le centre de gravité politique est légèrement à droite du centre, l’ensemble des attitudes politiques (à l’exception possible des opinions d’extrême gauche) peut généralement être observé dans les contextes militaires européens. La nécessité de tenir compte à la fois de l’impératif fonctionnel de normes uniques et de l’impératif sociopolitique de proximité avec l’environnement social – pour être distinct, mais pas éloigné de la société – est généralement reconnue et acceptée. Il y a, comme on pouvait s’y attendre, ceux (généralement dans les armes de combat des armées) qui se considèrent avant tout comme des soldats et cultivent des identités martiales traditionnelles, mais une majorité, interrogée dans des interviews ou des enquêtes par questionnaire, dit qu’ils sont des citoyens aussi bien que des soldats.

43Cela exclut les attitudes prétoriennes, facilite l’interaction au sommet entre les politiciens au pouvoir et les chefs militaires et atténue la frustration face à la perte d’autonomie professionnelle lorsque les objectifs politiques changent ou l’emportent sur les objectifs militaires dans l’action ou la politique. Les chefs militaires européens sont le plus souvent plus flexibles politiquement que leurs homologues américains.

  • 27 Eurobaromètre, loc. cit.
  • 28Ceci est plus clair dans le cas français, où des gendarmes ont été connus pour organiser des manifestations de rue à l’ONU (…)

44 En même temps, cela rend les officiers moins inhibés politiquement, n’ayant pas peur de jouer à des jeux politiques chaque fois que la frustration devient incontrôlable. Cela se produit notamment, comme cela a été observé dans de nombreux pays, lorsque les chefs militaires (et leurs subordonnés) estiment que les politiciens au sommet ne tiennent pas suffisamment compte de leurs points de vue professionnels lors de la formulation de la politique. Et en effet, sous la guerre froide, les politiciens avaient pris l’habitude de prendre des décisions en matière de défense, par exemple en utilisant les dépenses militaires comme variable d’ajustement majeure de la politique économique, sans consulter des généraux ou des amiraux dont on pouvait se passer, en l’absence d’opérations, de conseils. Incidents répétés au cours des quinze dernières années (démissions, protestations publiques d’officiers du grade de drapeau dans la presse, etc.) montrent clairement que cela ne fera plus rien, d’autant plus qu’en termes de prestige et de respect public, les différences entre les chefs militaires et les politiciens sont aujourd’hui clairement en faveur des premiers dans la plupart des pays européens27. Un autre facteur est que, alors qu’à l’époque du projet, la présence de citoyens en armes servant avec peu d’enjeux en termes de récompense économique ou d’intérêts identitaires décourageait les cadres de formuler publiquement de telles revendications, ils se sentent maintenant plus libres d’agir en tant que groupes de pression28. Un dernier facteur réside dans la diminution de la proportion d’élites civiles (politiciens, mais aussi bureaucrates de rang, journalistes, enseignants et autres) ayant une expérience directe de la vie militaire après plusieurs décennies de recrutement de volontaires – une source sérieuse de malentendus potentiels pour l’avenir (témoin l’affaire américaine) entre eux et les militaires.

Remarques finales

45Les forces armées toutes volontaires sont de plus en plus majoritaires en Europe. Dans les circonstances stratégiques qui ont prévalu depuis la chute du mur de Berlin, la conscription n’a survécu que dans les pays où les normes de citoyenneté ont moins souffert qu’ailleurs, ou sont toujours en proie à des tensions ou des menaces non résolues à la périphérie. Ce changement a été une surprise dans quelques pays clés peu après 1990, déclenchant un effet de mouvement spectaculaire qui a depuis considérablement modifié la scène militaire sur l’ensemble du continent.

46les transsitions ont été beaucoup plus faciles que prévu. Les établissements de défense ont pour l’essentiel fait preuve de grandes compétences dans la négociation des profonds changements structurels qui accompagnent un tournant aussi important. Les chiffres initiaux du recrutement ont apaisé les craintes exprimées par les chefs militaires habitués au filet de sécurité de la conscription. Mais bientôt, la loi des pressions à la baisse s’est fait sentir et les dures réalités de la gestion de l’AVF se sont installées. Le principal obstacle réside dans les groupes de jeunes hommes éligibles et potentiellement volontaires qui sont trop limités pour remplir les rangs. Une partie du problème réside dans le fait que les services ne peuvent garantir une promotion et un emploi à long terme qu’à une minorité. Les femmes sont de plus en plus utilisées pour combler les lacunes (et assurer la qualité), et certains pays confrontés à de graves lacunes recourent à l’enrôlement d’étrangers ou même de prisonniers sur promesse de naturalisation ou de grâce. Les cadres apprennent rapidement qu’il est important pour les forces armées de ne pas apparaître comme un employeur de dernier recours et comprennent que la réinstallation et la perspective d’une mobilité sociale ascendante à la sortie des services facilitent le recrutement. Ils en viennent à valoriser la rétention comme un substitut clé aux rares nouvelles recrues.

47AVF impact sur les identités militaires. Les styles de leadership deviennent plus libéraux et les réalités du marché du travail induisent des pratiques de gestion qui érodent le vieux caractère normatif des institutions martiales. La culture militaire enregistre le changement de composition sociale, plus visiblement la présence accrue de femmes militaires. Les tensions fondamentales qui le sous-tendent sont exacerbées par le changement. La remilitarisation, en partie due au nouveau contexte stratégique, et les tendances accrues de la civilianisation entraînent des compromis difficiles ou des contradictions politiques, sociales ou même psychologiques non résolues.

48le passage à un AVF a des conséquences importantes pour la société dans son ensemble. Cela s’explique en partie par l’affaiblissement des normes de citoyenneté et les affaiblit davantage. Il met en avant les préoccupations relatives à l’isolement social et culturel et à l’éloignement des forces armées. Ces craintes s’avèrent pour la plupart infondées grâce à des « stabilisateurs automatiques », sûrs de fonctionner tant que les besoins en main-d’œuvre dépassent le segment étroit des jeunes spontanément enclins à rejoindre pour des raisons sociales, culturelles ou idéologiques, et obligent les services à recruter dans le courant dominant. Le principal problème de l’armée est de rester aux yeux du public et, malgré le respect et le prestige acquis au cours des deux dernières décennies, d’éviter l’indifférence de la société. À cette fin, ils sont amenés à toucher la société par la publicité, des journées portes ouvertes ou le parrainage d’activités de loisirs.

49fin, la dimension politique est moins problématique en Europe aujourd’hui qu’elle ne l’aurait été dans d’autres contextes historiques (disons, dans les années 1920 et 1930), ou qu’elle ne l’est en Amérique. La raison en est que ce changement a confirmé et approfondi le professionnalisme pragmatique des décennies précédentes. Cela donne plus de souplesse aux fonctionnaires dans leurs relations avec les ministres, les parlementaires et les bureaucrates civils. Si cela les encourage également à jouer des jeux politiques, leurs tactiques de groupe de pression sont jusqu’à présent restées bien dans les limites de la pratique démocratique et soulignent leur loyauté envers le système. Cependant, les malentendus civilo-militaires sont rendus plus probables en raison de l’absence, croissante en fonction du temps, de toute expérience directe de la vie militaire parmi les élites civiles.

50Une conséquence rarement évoquée est que, avec la diminution du nombre et le risque qui en découle d’imposer l’action militaire hors des champs de bataille, les FVA encouragent l’internationalisation de la sécurité par des opérations conjointes ou des arrangements institutionnels : même les grandes puissances ont pris conscience qu’elles ne peuvent rien faire seules. De même, ils ont, par nécessité absolue, considérablement stimulé la tendance à une coopération interservices plus étroite provoquée par le contexte stratégique de l’après-guerre froide.

51 Dans l’ensemble, donc, les forces de volontaires ne sont ni le succès resplendissant ni le désastre que certains avaient prédit. Malgré les difficultés inhérentes détaillées dans cet article, ils survivent vaillamment et donnent surtout satisfaction dans la conduite des missions qui leur sont confiées ainsi que dans les relations avec l’État et la société.

52il y a cependant deux points d’interrogation audacieux aujourd’hui et pour l’avenir. Comme en témoignent aujourd’hui l’Irak et l’Afghanistan, l’un est la durabilité: les formats tous volontaires font de la régénération de la force sur le terrain une difficulté majeure, sans solution satisfaisante en vue. Et si de grandes tensions internationales réapparaissaient et nécessitaient des niveaux de forces sensiblement plus élevés, le retour à la conscription serait très probablement le seul moyen.

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